vendredi 13 décembre 2013

Rêve brisé - Nouvelle

Les signaux lumineux clignotent, les passagers bouclent leur ceinture de sécurité dans une synchronisation parfaite, et la chef de cabine, de sa voix de guimauve, souhaite la bienvenue sur le vol Paris-Dakar. Le départ est imminent. Assise dans la toute première rangée, les yeux mi-clos, Chloé se laisse aller à la rêverie. Le Sénégal ! À 25 ans, elle va tenir la promesse qu’elle s’est faite à la mort de ses parents, survenue dans un accident de voiture une nuit glaciale de décembre, alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente. Elle deviendra médecin et mettra ses compétences au service de la population, loin de chez elle, là-bas où les gens démunis de tout, gardent encore le sourire. Les minutes s’écoulent et le silence interrompt la rêverie de la jeune femme. Étrange, pense-t-elle, les réacteurs sont muets et les hôtesses figées comme des cierges dans les deux allées latérales. Soudain, des hurlements retentissent à l’arrière de l’appareil. Des hurlements déchirants, des hurlements qui vous font froid dans le dos, des hurlements inhumains. Les passagers échangent des regards inquiets. Des rumeurs insensées se propagent et les interrogations fusent de toutes parts. Une hôtesse, dépassée par les événements, se hâte vers le cockpit et revient accompagnée du commandant de bord qui, dans sa précipitation, en a oublié sa casquette. Les curieux se tortillent, s’entortillent, se détortillent sur leur siège, allongent leur cou pour ne rien perdre du raffut, alors que les plus fouineurs, à la recherche du scoop, ont enlevé leur ceinture et se sont installés à califourchon sur leur siège. Mais que se passe-t-il enfin, s’interroge Chloé bouleversée par ces cris récurrents et, pour ne pas faillir au serment d’Hippocrate qu’elle a récemment prononcé, s’apprête à saisir sa trousse médicale dans le coffre à bagages, quand la grosse main de son voisin s’abat sur son avant-bras. « Du calme, jeune fille. Y’a rien de grave. Personne n’est malade dans cet avion. Dès que nous aurons décollé tout va rentrer dans l’ordre. C’est toujours la même chose ! » Freinée dans son élan, Chloé le regarde dubitative: « Que voulez-vous dire ? », s’étonne-t-elle. « Croyez- moi, vous verrez », répond-il avec un sourire, puis, estimant le débat clos, replace ses écouteurs sur les oreilles, sélectionne un nouveau morceau de musique sur son iPod et replonge dans son attitude d’autiste. À l’arrière de l’avion, les esprits s’échauffent. Les cris sont bientôt étouffés par les invectives des passagers et des doigts accusateurs se pointent en direction des trois sièges qui jouxtent les toilettes. Le commandant de bord, après s’être assuré qu’aucun passager ne nécessitait d’évacuation sanitaire, reprend les choses en main, tance les plus belliqueux et, exaspéré, s’en retourne à son cockpit. « Nous avons perdu assez de temps ! », lance-t-il. Nous partons maintenant.
Chacun réajuste sa ceinture, une hôtesse énonce les consignes de sécurité. Le silence se fait. Les lumières s’éteignent. L’avion roule lentement. Il se place en bout de piste prêt au décollage. Les réacteurs rugissent. Il s’envole. Chloé, rattrapée par une impitoyable réalité, regarde au loin par le hublot. À l’arrière de l’appareil, une femme, un foulard multicolore noué négligemment sur la tête, est assise menottée entre deux policiers en civil. Et elle pleure.

lundi 9 décembre 2013

Livre : Les derniers Indiens de Marie-Hélène Lafon
Une famille qui se meurt

Image : Amazon.fr
Les Santoire, une famille paysanne aisée, est en voie d'extinction, après quatre générations. La ferme est grande, trop grande, pour une famille petite, de plus en plus petite, rabougrie, tassée et recroquevillée sur elle-même. Elle se meurt en lançant des regards aux voisins, les Lavigne, qui vivent, rient, entreprennent, se reproduisent, font du bruit et dont les femmes portent des couleurs vives. 

 La famille Santoire agonise dans son Auvergne natale et enterre ses membres. Les grands-parents d'abord, puis le père qui ne possédait rien et qui a été épousé pour sa force de travail : on avait besoin d'un homme costaud à la ferme, et le fils aîné, Pierre, le préféré de la mère, malgré les humiliations qu'il lui aura infligées. Il sera le seul à quitter la famille, pour une divorcée, mère de deux enfants, et pire encore, il choisira l'usine alors que la ferme avait besoin de ses bras vigoureux. Mais, il retournera dans la maison de famille, « entre les mains de sa mère, défait, puni et crucifié d'avoir trahi » pour y mourir d'une maladie dont le nom ne sera jamais cité. 

A la mort du fils, la mère qui ne voulait pas se donner en spectacle allait peu sur la tombe, mais elle « se retirait dans la chambre dont les volets restaient fermés ». Priait-elle ? Pleurait-elle ? Elle mourut à son tour, « la bouche mince fermée sur les secrets de maison » et laissa les deux derniers descendants de la famille Santoire, ces deux autres enfants à l'âge déjà avancé, Jean et Marie, transparents et inodores. Leur vie est rythmée par les repas, le journal que Jean lit chaque matin et les prospectus publicitaires que Marie épluchent et classent sur une étagère, car jamais elle n'achètera quoique ce soit. Et, il y a les heures qu'ils passent à regarder par la fenêtre, les voisins d'en face, plus vivants et prolifiques que jamais. Modernes, travailleurs inventifs et ambitieux, ils ne cessent d'agrandir leur propriété et attendent que « Les derniers Indiens » rendent l'âme pour s'approprier terres, maison et tout ce que la famille Santoire aura accumulé pendant des décennies.

Ce livre magnifiquement écrit est un contraste bouleversant entre cette famille qui s'éteint, drapée dans ses convenances et ses principes et qui aura vécu toute sa vie à l'ombre d'elle-même et les voisins, résolument modernes qui entreprennent réussissent et vivent.